par Miguel Urianaka
« Les Enseignements du Serpent de Xochicalco »
Editions VEGA (extrait)
La route était en mauvais état et un « tope » assassin me tira subitement de ma torpeur. Elvira et Martìn discutaient à voix basse tandis que le paysage défilait lentement. J’en profitai pour relire et préciser mes notes.
Tôt dans la matinée ils avaient continué de me donner des informations qu’ils estimaient importantes.
Martìn revint sur ce qu’ils nommaient « les considérations habituelles » et commença en disant que ces considérations se trouvaient en relation avec les quatre directions de la roue.
– La niche de l’Est nous amène à tout considérer d’un point de vue si élevé que nous ne voyons plus ce que nous survolons. La seule vision qui nous reste alors n’est que celle de nos agissements. Leurs impacts nous échappe au point que, pour nous, cette vision ne peut-être que partagée sans réserve par le monde.
» Cette niche abrite l’ensemble des pensées qui fabriquent le culte d’un moi qui n’est pas forgé par l’expérience mais par des a priori issus de la seule description initiale de ce que nous sommes, description à laquelle nous croyons totalement. C’est là-dessus que s’appuie l’égo et les comportements qui en découlent : amour-propre, égocentrisme, narcissisme, vanité, indifférence, insensibilité, individualisme …. On peut imager cela par l’aigle qui, cherchant à voler au plus haut, confond la lumière qui ricoche sur ses plumes avec le soleil lui-même. Son erreur de perception provoquée par une apparence trompeuse est si séduisante pour son esprit qu’il perd toute mesure jusqu’à s’en brûler les ailes. Dans cette niche nous vivons dans l’illusion de notre pouvoir, séduits par le pouvoir de notre propre image.
Elvira poursuivit que la niche de l’Ouest contenait les considérations de l’Est dans leur version rétractée.
– Là il ne s’agit plus d’être au-delà du monde en le survolant mais d’entrer dans l’observation systématique de l’impact qu’il a sur nous. Nous considérons la vie d’une manière si introspective que le monde en vient à se réduire à notre monde intérieur. Vu de l’extérieur, nous sommes inaccessibles, perdus dans les méandres de notre profondeur. Nous nous ressentons incompris et, pour y remédier, nous nous introspectons encore plus pour en saisir la cause, ce qui, bien sûr, accentue notre séparation effective avec le monde. A un certain point, nous entrons dans la profonde croyance que ne voyant pas la valeur de l’être merveilleux que nous lui apportons, ce monde ne nous mérite pas.
» Comme une étoile qui s’effondre sur elle-même crée un trou noir, notre conscience sombre dans l’obscurité d’un moi enfoui sous sa propre gravité. Nous vivons comme l’ours qui veut accroître l’espace de sa grotte. Il creuse sans s’apercevoir que la terre qu’il déblaie et pousse derrière lui obstrue peu à peu l’entrée jusqu’à l’emmurer. Cet ours n’a pas saisi que cet espace où il pouvait se retirer n’était qu’une opportunité. Elle lui permettait de préserver ses forces en s’extrayant du mouvement de la vie afin de retrouver l’ajustement rythmique qui relie son monde intérieur au monde extérieur. Mais, je te rassure, le seul ours qui s’empêtre dans une telle bêtise appartient à l’espèce humaine.
Elle reprit que sur l’axe tonal, les considérations relatives à la niche du Sud se nourrissaient de l’attention obsessionnelle que l’on pouvait porter sur les détails du monde.
– Nous sommes à la surface des choses et notre perception est des plus restreintes. Le détail devient la totalité. L’utilisation de l’attention est subordonnée à la peur que ces choses nous échappent. Toute notre énergie étant employée à maintenir notre contrôle sur les particularités définissant notre monde personnel, il ne nous en reste plus pour aborder les autres aspects de la vie. Pour nous, le monde se limite à un petit espace fermé et rassurant. Au-delà de lui, tout est perçu comme source de danger potentiel. Quand nous ne pouvons faire autrement, l’imprévu qui se glisse dans notre espace est ressenti comme une incongruité qu’il nous faut soumettre ou éliminer. En nous le mouvement de la vie n’est plus qu’une image immobile et stéréotypée, un rite rempli d’accoutumance, de manières d’être, de manies, de réflexes, de routines, de marottes, de tics et d’actions répétitives. Notre ordinaire baigne dans la monotonie de l’uniformité. Nous n’acceptons le changement qu’à la condition que rien ne bouge. À ce stade le pouvoir de l’attention devient le besoin de répétition de notre pouvoir illusoire. La force de l’habitude et la peur de manquer nous mettent d’emblée hors de la conscience de la réalité inhérente au mouvement incessant du monde. Nous sommes comme la souris qui après avoir échappé aux griffes du chat se précipite vers lui parce que sa nourriture habituelle se trouve entre eux.
……
Martìn prit alors la parole. D’après lui les considérations des trois autres niches découlaient de la niche du Nord.
– Parce qu’elle est le siège de la pensée, de la mémoire et de l’intention, dans cette niche nous considérons tout du point de vue mental jusqu’à se créer une image intangible des éléments du monde corroborant l’idée que l’on se fait de lui poursuivit-il. La fonction mentale qui est d’organiser les informations concrètes et abstraites qui nous parviennent pour les faire évoluer vers un accroissement de la conscience, voit son fonctionnement distordu par des pensées étrangères et autonomes dont la provenance et la localisation nous paraissent, a priori, indiscernables dans le flux incessant des pensées ordinaires. Ces pensées aliénantes n’autorisent aucune concession et n’acceptent pas d’être critiquées ou remises en question. Elles génèrent et soutiennent nos revendications les plus outrancières. Ces dernières ne s’appuient sur rien d’autre que notre description personnelle de ce que doit-être le monde réel car les pensées aliénantes nous répètent sans cesse qu’il doit-être obligatoirement comme nous le pensons.
» Ces pensées nous poussent à déformer notre monde pour l’amener à les refléter. Le pouvoir de notre pensée se transforme alors en pensée du pouvoir aliénant que nous sommes résolus à appliquer sur le monde. Que ce monde soit réduit à notre entourage immédiat ou étendu à la planète entière, sur le fond notre folie est la même. Un grand tyran n’est qu’un petit tyran qui a réussi à en entraîner d’autres sur le territoire de la folie qu’il personnifie.
Après une courte pause il ajouta que l’Indien des plaines nord-américaines prenait le bison pour illustrer l’alternative qui se présentait au Nord. Le bison lui procurait tout le nécessaire pour survivre dans son environnement, et l’enseignait aussi par sa manière d’être.
L’un de ces enseignements était particulièrement remarquable. Ainsi, quand un mâle dominant se trouvait évincé de sa position par un mâle plus jeune et plus puissant, il arrivait fréquemment qu’il se retire dans un lieu isolé. Comme pris de folie, certains de ces vieux mâles se mettaient alors à charger dans toutes les directions en labourant quelques foulées de terre de leurs puissants sabots. Selon le temps que cela durait, ils parvenaient presque à s’ensevelir et mourraient alors d’une crise cardiaque.
– Que penses-tu de cela ? me demanda Martìn.
Je sursautai encore fasciné par l’anecdote. Sans s’interrompre il poursuivit que les considérations habituelles provenaient du manque de maîtrise de notre pouvoir qui nous demandait d’être humbles et sobres pour le déployer dans la conscience. Pour lui, nous tombions dans ces niches lorsque nous perdions toute mesure dans l’utilisation des types de forces composant le pouvoir d’être. Et cela devenait effectif quand l’attention que nous posions sur notre image devenait un comportement habituel.
– A l’Est, comme s’il nous tractait vers lui, l’Esprit nous dit de l’approcher en nous appuyant sur le monde pour élever notre esprit dans sa direction. Dans la niche de l’Est, le moi s’élève vers plus de moi et nous planons dans l’illusion de l’élévation spirituelle.
« A l’Ouest, comme s’il nous pressait pour nous mener à lui, l’Esprit nous propose de le rencontrer en pénétrant au sein de l’empreinte que sa création laisse en nous. Dans la niche de l’Ouest, le moi introspecte pour plus de moi et nous plongeons dans l’illusion pseudo- métaphysique.
« Alors que parcourir l’axe qui relie l’Est à l’Ouest est l’opportunité d’explorer les aspects de notre
relation à l’Esprit, les niches ne créent qu’une accentuation inconsciente de l’illusion d’un moi séparé de la source de la totalité.
» Au Sud, l’Esprit nous murmure d‘expanser notre perception pour qu’elle embrasse les formes de sa création. Mais dans la niche du Sud, le moi nous entraîne à vouloir en prendre possession et nous stagnons dans une attention fragmentaire figée et étriquée qui nous donne l’illusion d’être pleinement de ce monde alors que nous n’en sommes qu’une partie uniquement prédatrice.
» Au Nord, l’Esprit nous souffle d’entrer en intelligence avec les éléments révélés par la perception, de les concentrer pour les intégrer afin de composer notre partition d’intentions agissantes. Dans la niche du Nord, le moi nous jette dans une analyse forcenée du monde ayant pour unique intention d’en saisir le sens de façon à le déformer et le transformer dans notre seul intérêt. Nous nous perdons dans l’illusion de maîtriser notre vie alors qu’en réalité, nous sommes maîtrisés par l’idée que la raison de ce monde est d’être le lieu d’exercice de nos prétentions les plus folles.
» Bien que l’axe reliant le Sud au Nord nous octroie les cadeaux que recèlent les possibilités de notre monde, les niches de cet axe ne créé qu’une accentuation inconsciente de l’illusion d’un moi prétendant être autonome et indépendant….
……..
– Les considérations habituelles nous expulsent du point où fusionnent toutes les forces qui nous animent, le centre d’unification ou, dit autrement, le cœur de l’être unifié dit-il. La fusion de ces forces en annule les effets particuliers. Traction et pression d’une part, expansion et concentration d’autre part nourrissent notre pouvoir personnel en s’équilibrant. Hors du centre d’unification, ces forces nous poussent impérieusement à accomplir certains actes auxquels nous ne pouvons résister sans nous sentir taraudés par l’angoisse ou anéanti par la culpabilité d’être ou ne pas être comme ci ou comme ça. Toutes ces émotions sont reliées à la description qui nous définit. Entretenues et véhiculées par les pensées aliénantes, elles sont un puissant poison susceptible d’annihiler notre pouvoir personnel en laminant toute notre volonté.
Il fit une légère pause et, pour finir, ajouta qu’il serait judicieux que je ne perde jamais de vue le fait très réel que les considérations habituelles nous gouvernaient à notre corps défendant. Cela signifiait que, sans en avoir clairement conscience, nous les ressentions comme de véritables attaques énergétiques visant à nous soumettre.
– Mais Martìn comment peut-on s’en libérer ? lui demandai-je.
– Laisser tomber l’illusion qu’un jour elles nous lâcheront définitivement est déjà un bon départ. Quant aux moyens d’action, ils existent… (FIN)