chamanisme chemin d extase : L ile du Tonal, l océan du Nagual
Deuxième partie :
Que tu deviennes professeur, savant ou musicien, aie le respect du « sens », mais ne t’imagine pas qu’il s’enseigne. 1
Alors commence enfin ce matin-là, ce qu’attend Chri Ramalec depuis si longtemps : la transmission directe de Maître à Élève. Quelle que soit sa sagesse, c’est seulement en s’inscrivant dans cette longue lignée de transmission2 que Ramalec conçoit son statut de Maître.
Il a tant reçu auparavant ! C’est à son tour maintenant de faire de son mieux.
Cela lui valut de découvrir deux choses : la joie qu’on éprouve à transplanter dans l’esprit d’autrui ses propres acquisitions intellectuelles et à les voir y prendre des formes et un rayonnement tout nouveau, la joie donc d’enseigner, et ensuite de lutter avec la personnalité des étudiants et des élèves, d’acquérir et d’exercer une autorité, d’être un guide, la joie donc d’éduquer.3
Une chose cependant lui pose encore question ; le fait que son jeune disciple ne vienne pas chercher auprès de lui les sagesses hindoues, comme celles que lui avait enseignées naguère son propre Guru, comme celles qu’il se préparait depuis tant d’années, secrètement, à transmettre, celles auxquelles sa culture d’origine semblait l’avoir prédestiné. Le jeune Cramh ne semble que peu intéressé par le Yoga. Comme beaucoup de jeune de son âge, c’est l’Ailleurs qu’il veut tutoyer.
Dans toute modernité, dans toute nouveauté, il y a un conformisme et une créativité ; une fade conformité, mais aussi « une petite musique nouvelle » ; quelque chose de conforme à l’époque, mais aussi quelque chose d’intempestif – séparer l’un de l’autre, c’est la tâche de ceux qui savent aimer et qui sont les vrais destructeurs et créateurs à la fois. Il n’y a pas de bonne destruction sans amour.
…/…
le tout c’est le dehors 4
Répondant à l’appel, en décidant d’initier le jeune Cramh au Chamanisme, Ramalec songe :
– qu’il en soit ainsi: je serai ton « Guru Chamanique »
Et de s’amuser alors de ce que d’autres qualifieraient « d’anatopisme ».
2.a) L’ile du Tonal, l’océan du Nagual
Alors commence enfin ce matin-là, ce qu’attend le jeune Cramh depuis si longtemps : la pratique.
Il est encore tôt, très tôt, mais Ramalec l’a décidé ainsi.
Il invite donc celui qui n’est déjà plus un enfant à pratiquer, et lui propose moult expériences chamaniques comme :
Ranger tout ce qui traîne là, éparse, nettoyer le sol, laver encore ce qui parait pourtant presque propre, astiquer, balayer, déblayer des montagnes de je ne sais quoi, décrotter des endroits presque inaccessibles, épousseter à tout vent, ratisser le devant jusqu’au loin, briquer tout ce qui ne brille pas totalement, en passant par d’autres tâches ménagères et instructions plus concrètes et pragmatiques les unes que les autres.
A ce rythme, aussi motivé qu’il ait été, le jeune Cramh se lasse vite !
– Mais Shri Chri, est-ce vraiment ainsi que vous allez m’apprendre le Chamanisme ?
– Le Chamanisme pour sûr, non ! Mais il te faut avant tout « nettoyer l’île du Tonal, avant que de ne t’abandonner à l’océan infini du Nagual »
S’il y a trop d’articles inutiles sur votre île, vous ne pourrez pas soutenir le contact avec le nagual. Vous pouvez mourir. Personne n’est capable de survivre à une rencontre délibérée avec le nagual sans une longue formation. Cela prend des années afin de préparer le tonal pour une telle rencontre. On doit enseigner à un guerrier à être impeccable et à être complètement vide avant qu’il puisse même concevoir, connaître le nagual.
Un guerrier passe des années à nettoyer son île, jusqu’au moment où il pourra, en quelque sorte, filer en douce hors d’elle.
Pour le nagual, il n’y a aucune terre, ou eau, aucun air. Par conséquent, le nagual glisse, vole, ou fait tout ce qu’il veut faire dans la période du nagual, qui n’est pas relié du tout au temps du tonal. Ces deux choses ne s’entrecoupent pas.5
– Mais Shri Chri, c’est que je n’ai jamais vraiment compris ce que vous entendiez par «Tonal » et « Nagual »
– Pour ce qui est du Tonal je veux bien essayer de te l’expliquer. On pourrait dire, en le simplifiant à l’extrême que le « Tonal » est le connu, ou plutôt : le connaissable. L’île du Tonal c’est donc ton monde, toi, ta culture, tes représentations, ton corps, etc … Alors nettoyer l’île du Tonal, il n’y a rien de plus simple, c’est aussi bien « mettre tes affaires en ordre », que faire une psychanalyse, ou savoir subvenir à tes besoins, apprendre à te connaître et te développer, t‘adapter à la société, avoir les pieds sur terre… C’est aussi l’ascèse, l’étude, la pratique, la Sādhana. C’est donner le meilleur de soi-même. C’est apprendre, comprendre et réaliser tout ce que l’on peut apprendre, comprendre et réaliser. C’est un travail de toute une vie, c’est même sûrement sans fin. Peu d’hommes s’aventurent totalement sur cette voie qui consiste à créer son propre espace heureux, sa propre île, avec toute la détermination nécessaire6. C’est ce que Carlos Castaneda appelle peut-être « enseigner à un guerrier à être impeccable »
– Alors et alors seulement, tu pourras commencer à aborder l’océan infini du Nagual.
Ramalec a bien un plan en tête, un processus en stock, une pédagogie possible :
Toute l’initiation chamanique se résume dans l’apprentissage des « sept cercles »…
1. D’abord le mouvement ou plutôt la mise en mouvement, l’impulsion initiale hors de la dictature de la raison. C’est ce premier cercle qui inclut la prédestination et fait d’un homme, s’il survit, un Chaman potentiel.
2. le dérèglement des sens, suite logique de la mise en mouvement ; par le sexe, la drogue, le jeûne, l’abstinence, etc., le Chaman pénètre dans le monde de l’excès et de l’intoxication, se libérant de toutes les valeurs morales.
3. Ce qui par conséquent, l’amène au monde de la cruauté (maladie, souffrance morale et physique, blessure initiatique, terreur).
4. La solitude et le désert.
5. le dédoublement (l’utilisation du masque et de la mystification que nous évoquerons plus loin), condition sine-qua-non de la survie du Chaman.
6. le feu et la maitrise de l’extase.
7. la mort (dernier cercle que nous aborderons en fin d’ouvrage) 7
En même temps il sait que tout plan concernant la façon d’aborder le Nagual n’est là que pour se rassurer et se lancer, et qu’alors, dès le premier pas dans le Nagual, le plan sera irrémédiablement balayé, oublié, nul et non avenu.
– Alors et alors seulement, s’ouvre et se déploie l’infini du Nagual. Alors et alors seulement commence cet espace exclusivement chamanique au-delà de ce que je ne pourrai jamais t’enseigner. Avant cela, ce serait pure folie. (après cela aussi d’ailleurs, pense Ramalec, sans le dire).
– Tout cela ne me dit toujours pas ce que vous entendez par « Nagual »
– Par « Nagual », je n’entends rien…
… je n’entends rien que je puisse te dire, ou t’expliquer, ou exprimer, ou même concevoir. Tout cela serait encore du Tonal… le Nagual, me dépasse totalement, il commence bien au-delà de moi, même s’il est déjà partout, avant, après, plus loin, partout, nul part … On ne peut que faire la liste de ce qu’il n’est pas. Tous les adjectifs, toutes les définitions et toutes les représentations ne sont que de piètres, vils et vains enfermements avec lesquels il n’a rien à voir, et dont il n’a que faire… On ne peut que se préparer à sa rencontre, en sachant que l’on n’est jamais prêt, et sans savoir s’il prendra ce jour-là la forme d’un instructeur humain, d’un coup du destin, ou de quelque chose d’incompréhensible … on ne peut que se souvenir, qu’aussi loin qu’aille ma pensée, celle de l’humanité, des sciences, des pratiques et des sagesses, les proportions entre Tonal et Nagual sont telles, que tout cela n’est encore qu’une minuscule île, dans l’océan infini du Nagual.
Les îles sont d’avant l’homme, ou pour après.8
Définir le Nagual ramène à l’expérience de l’apophatisme, où l’on ne peut définitivement jamais dire « Ce qui Est », seulement doit t’on se contenter de dire « ce qui n’est pas ». Seule l’expérience directe de l’absolu par l’abolition de toute adhérence intellectuelle aux concepts, peut projeter dans le Nagual.
Ramalec marque alors une très longue pose. Ces yeux regardent au loin, voient loin, tellement loin.
Puis se ressaisissant, il s’adresse tout sourire au jeune Cramh, changeant complètement de sujet ;
Au XVIIIe siècle, le terme « Chaman » fut emprunté au toungouse par l’Archiprêtre Avvakum. Il est composé de la racine altaïque şam- signifiant « s’agiter, sauter, bondir tout en remuant le postérieur » et du suffixe –man qui signifie « puissant savoir du sage » chez les Iakoutes. Aussi, selon Bertrand Hell, le şàāman’ est, soit « le sage qui sait par le fait même de bondir et de s’agiter », soit « l’agitateur qui, postérieurement, sait rebondir pour devenir sage », soit « le bondissant qui sait comment agiter sagement le postérieur ». 9
Pas peu fier de son pied de nez, Ramalec continue alors :
– Le plus dingue dans cette histoire, c’est que je continue à te demander de te concentrer sur ton labeur… que faire d’autres, que de rire de tout cela, en attendant et au cas où ? Comment te préparer à l’incommensurable qui est déjà là ? Je ne vais pas seulement t’apprendre des techniques. Je t’en apprendrai bien sûr, mais pas seulement. Je voulais juste être sûr avant de partager avec toi des pratiques chamaniques, que tu n’oublies jamais cela !
J’aurais voulu te dire où l’on va. Je peux juste te dire « prépare-toi ». Mais à quoi ?
Se libérer, ne croyez surtout pas que c’est être soi-même. C’est s’inventer comme autre que soi. Autres matières : flux, fluides, flammes… Autres formes : métamorphoses. Déchirez la gangue qui scande “vous êtes ceci”, “vous êtes cela”, “vous êtes…”. Ne soyez rien : devenez sans cesse. L’intériorité est un piège. L’individu ? Une camisole. Soyez toujours pour vous-même votre dehors, le dehors de toute chose.
…/… Vagabonder, bondir, vagabondir pour exister ! 10
1Le Jeu des perles de verre – Hermann Hesse.
2guru shishya parampara
3Le Jeu des perles de verre – Hermann Hesse.
4Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, Paris, Minuit, 1985
5Histoires de Pouvoir – Carlos Castaneda
6Sthira Sukham Asanam – Yoga Sutras de Patanjali 2.46 – « Être fermement établi dans un espace heureux »
7La poésie de l’extase et le pouvoir chamanique du langage. Stéphane Labat. Maisonneuve & Larose. p211
8L’île Déserte – Gilles Deleuze – les Editions de Minuit – p12
9Bien que assez proche de la vérité, cette définition n’est qu’une imposture et une blague issue du site parodique de wikipedia : la desencyclopedie – http://desencyclopedie.wikia.com/wiki/Chamanisme_iakoute_du_Dieu_Poney
10Alain Damasio – La Zone du Dehors – éditions Cylibris
Ce Chapitre est extrait du livre:
CHAMANISME, chemin d’extase.
YOGA, chemin d’enstase