CHAMANISME CHEMIN D’EXTASE : PLANTES SACRÉES
2.i) Plantes sacrées
Quelle folie !
Chri Ramalec et Eclair Cramh qui sont arrivés le matin même, sont dès lors, complètement perdus et submergés par le courant humain qui les emporte ça et là au cœur de la Maha Kumbh Mela. Ils sont ballottés au sein d’une foule bigarrée, colorée, où chacun s’affaire, transportant sur son dos le nécessaire pour vivre, pour manger, pour les rituels. Il fait chaud, et l’ombre des grandes tentes fait du bien à Cramh qui a déjà failli tourner de l’oeil plusieurs fois. Le Gange, et la Yamuna rafraîchissent aussi ceux qui par dizaines de milliers s’adonnent aux ablutions. Quand à la Saraswati, ce fleuve spirituel, il attise plus qu’il n’étanche la soif de chaque pèlerin. On dit que ceux qui se baignent à la confluence de ces trois cours d’eau assurent la paix de leur âme. Beaucoup sont venus en famille, et la foule est constituée aussi d’énormément de Sâdhus. Les Naga Baba vont nus, ce qui ne manque pas de faire rire Eclair Cramh au début. Les encens, les prières, les offrandes sont partout. Manifestement la grande majorité des Sâdhus s’adonne à des pratiques intensives de Yoga. Eclair Cramh reconnaît bien souvent des pratiques proches de celles que lui enseignent Ramalec.
Cependant, une fois, deux fois, trois fois… puis mille fois, sans l’ombre d’un doute, Eclair Cramh remarque qu’un grand nombre d’entre eux consomment et fument de drôles de plantes. Ils ne se cachent même pas, c’est comme si la consommation du haschich faisait partie intégrante de leurs pratiques ou de leurs rituels. Eclair Cramh s’en étonne ! Il se souvient des recommandations allant du bon sens que son maître n’a eu de cesse de lui répéter, vis à vis de tout ce qui pourrait ressembler de loin ou de près à une drogue.
Peu de temps après il surprend même Chri Ramalec dans les volutes du haschisch qu’il partage avec un Sâdhu. C’en est trop pour le jeune Cramh. Décidément son maître le déçoit ! Pire encore il se sent trahi !
– Shri Chri, ne m’avez-vous pas mis en garde contre les drogues qui nous font entrevoir des paradis artificiels. Et je vous surprends là …
– Bien sûr mon jeune ami. Et je te renouvelle plus que jamais mon avertissement ! Lui répond Ramalec, le plus sérieusement du monde, en fumant encore un peu.
– Shri Chri, mais que me dites-vous là ? Mais que faites-vous ? Ne voyez-vous que votre parole est en désaccord avec vos actes ? N’êtes-vous finalement que comme tous ces Sâdhus qui s’adonnent autant au Yoga qu’à la drogue ? Vous aussi n’êtes-vous qu’un dégénéré ?
– Pour sûr, mon jeune Ami, je ne vois nullement cela ! Ta vision est encore bien manichéenne. Autant je te renouvelle mes avertissements quant aux dangers inhérents à la prise de toutes formes de drogues. Autant je puis t’assurer que rien de tel, ou si peu, ne se produit là. Écoute : On m’a rapporté une histoire un jour, bien que je doute de son authenticité, je la trouve cependant digne d’intérêt et fort à propos : Deux disciples Zen qui pratiquent la Kinhin (marche méditative dans la cour entre deux assises) se demandent un jour s’ils ne pourraient pas profiter de ces sorties hors de la salle de pratique pour fumer un peu. Ils décident de poser la question au maître. A la marche suivante dans la cour, alors qu’un disciple fume déjà, le second se précipite vers lui et le rabroue ; « Malheureux, que fais tu là ? J’ai demandé au maître si je pouvais fumer en méditant dans la cour, et il a refusé promptement », « C’est que moi, je lui ai demandé si je pouvais méditer en fumant dans la cour et il a acquiescé ».
Ceux que tu vois fumer ici du Haschich disent le faire comme Shiva est censé le faire, pour déchirer le voile de la maya, non pour se perdre dans les paradis artificiels comme d’autres ailleurs. C’est dans ce cadre que je partage volontiers ce rituel avec mes compagnons.
Stanislas Grof raconte qu’Humphry Osmond avait un jour employé la métaphore d’un couteau pour parler des plantes enthéogènes : C’est un outil puissant, qu’on ne peut pas juger indépendamment d’un contexte. « Un couteau ça peut tuer des gens alors c’est Mal, il faut interdire les couteaux » mais en même temps « oui, les chirurgiens sauvent des vies grâce à leur couteau que l’on appelle alors scalpel, donc les couteaux c’est Bien ».1
– Les choses sont bien sûres moins manichéennes que mes exemples ne le sont ; C’est à la fois plus complexes et paradoxalement plus simple que cela. Tout d’abord je tiens à te rappeler que pour les Chamans, comme pour les jaïns (ces croyants qui en Inde vont souvent aussi nus) et pour tous ceux qui dans leur pratique du Yoga ont intégré l’Ahimsâ (la non violence qui amène le pratiquant à ne faire aucun mal à tout ce qui vit) ; toute les formes de vie sont sacrées, toutes les plantes sont sacrées.
Alors souviens-toi que si toutes les plantes sont sacrées, toutes sont différentes. Les Chamans et l’Ayurvéda en utilisent bon nombre pour leurs propriétés pharmacologiques et pour soigner leurs semblables. Mais laissons ici ces plantes-là, après les avoirs remerciés cependant !
Assieds-toi là mon jeune ami, et sois patient, je crains de devoir être un peu long…
Eclair reste debout. Il est perplexe. Il refuse encore de s’asseoir auprès de son maître, mais il est déjà très intéressé et se délecte de ses paroles.
– Je veux te parler maintenant d’autres plantes. Ils existent autant de sortes de plantes que d’humains. Et si chez les humains on peut trouver ça et là quelques grand(e)s maîtres(ses), il en est de même chez les plantes ou certaines sont parfois maîtresses également. En Chamanisme, on les appelle aussi parfois « plantes maîtresses », « plantes enseignantes », « plantes de pouvoir », ou « plantes enthéogènes» (en ceci qu’elles peuvent nous aider à révéler le divin en nous). Les Chamans en font des breuvages, les prennent, les fument, les chantent et chantent avec elles et pour elles. Tu te souviens de nos Rishi qui ont écris nos textes les plus anciens et les plus sacrés ? Ils ont fait de même semble-t-il, et le rapportent au cœur des Védas, comme si les plantes et les breuvages sacrés qu’ils en ont tirés leur avaient soufflé directement ces Textes sacrés.
Tels des vents impétueux,
les breuvages m’ont soulevé –
n’ai je donc pas bu du soma ?
Les breuvages m’ont soulevé
comme des chevaux rapides (tirant) le char –
n’ai je donc pas bu du soma ?
J’ai tracé au ciel l’une de mes ailes
(l’autre) je l’ai tracée ici-bas –
n’ai je donc pas bu du soma ?
Je suis grand, grand
je me suis propulsé jusqu’aux nuées –
n’ai je donc pas bu du soma ?
Je marche (tel) une maison bien équipée
portant aux dieux des offrandes. –
n’ai je donc pas bu du soma ? 2
Ou encore :
tu parles selon le sacré, toi dont l’éclat est sacré,
tu parles selon le vrai, toi dont l’acte est vrai,
tu parles selon la croyance ô roi soma,
ô soma que l’officiant dûment prépare…
Coule, ô liqueur, pour Indra tout à l’entour !3
Ainsi que ce fameux aphorisme qui ouvre le quatrième chapitre (Kaivalya pāda) des Yoga-Sutra de Patanjali sur lequel repose tout notre Yoga :
De la naissance, des plantes, des mantras, de l’ascèse et du Samâdhi naissent les accomplissements ;
Le sûtra rassemble les diverses causes des accomplissements. Il laisse la voie ouverte à toute recherche. Bien que l’orientation des Yogasûtra soit nette, elle n’est pas exclusive et note avec une certaine distance tous les chemins qui mènent aux accomplissements. /…/
Néanmoins, le Yogi doit savoir qu’il peut obtenir des accomplissements autrement que par le samâdhi. Il lui revient en ce cas le choix des moyens et des moyens consciemment recherchés, puis intégrés, qui ne se transformeront pas en obstacles. /…/
Les herbes (Oshadhi), le jus de certaines herbes préparés de façon traditionnelle font connaître des états de transformation mentale qui mettent en contact avec la lumière de la conscience. C’est par un usage semblable qu’Henri Michaux approcha la mescaline et fit de décisives expériences mentales, spirituelles. Vyâsa précise qu’elles donnent accès à des lieux divins ; Vacaspâti Mishra, qu‘elles libèrent de la dégradation et de la mort.4
ce même aphorisme est aussi présenté ainsi :
Patanjali semble faire allusion aux différentes plantes à usage psychotrope. Aussi loin qu’on remonte dans les sources, elles ont toujours été connues et appréciées, y compris à titre médical. Les commentateurs ne sont guère éclairants sur la nature de ces « séjours des Asura ». Bhikshu laisse entendre que les plantes de ce monde ont aussi ce pouvoir5
Ce qui laisse à penser que le soma ne serait pas qu’un nectar des dieux symbolique, mais une préparation réelle à base de plante(s) , ou de champignon(s) comme ailleurs il existe une utilisation chamanique de plantes, de champignons et de certains cactus également.
Alors oui, je crois que les « plantes » ont pu souffler les « vedas » aux Rishi.
C’est un véritable choc pour éclair ! Il en tombe plus à la renverse qu’il ne s’assoit vraiment…
– Et pendant que les ethnologues, les anthropologues, les historiens, les ethno-botanistes, les sanskritistes, les universitaires et les administrations s’interrogent ; un certain nombre de Yogis à la Nuit de Shiva (Maha Shivaraptri) en Inde, et de Chamans dans le monde, continue à aller à la rencontre des plantes, des champignons et des cactus, comme tu as été à la rencontre de ton animal totem.
Pas tous, loin s’en faut ! Mais un grand nombre cependant. C’est peut être comme le dit Castaneda par ce que :
Les plantes sont en contact direct non intellectualisé avec la vie qui les entoure et le monde des esprits qui l’anime. Elles peuvent servir d’intermédiaires pour communiquer avec eux. Les plantes perçoivent immédiatement nos sentiments, nos attitudes profondes et les transmettent aux puissances subtiles qu’elles incarnent et dont la bienveillance ou l’hostilité joue un rôle important dans le développement de notre vie.6
Ces Yogis ou Chamans peuvent rencontrer ainsi, en toute région, toute altitude, toute latitude, puisque la nature est abondance, pour n’en citer que quelques uns : l’Amanite muscaria (plus connue sous le nom d’Amanite tue-mouche), l’Iboga (le bois Sacré), le Peyotl ou le San Pedro, l’Ayahuasca (en quechua: « la vigne des morts »), la Datura, l’Ergot de Seigle, le Pavot, la Coca, la Mandragore, la Jusquiame, la Belladonne, les Psilo ou champignon de Saint Isidore, la Salvia Divinorum (ou Sauge des Dieux), le Yopo, l’Absinthe… La liste est tellement plus longue…
Eclair en a déjà le tournis. Ramalec continue sur sa lancée :
– Tu connais peut être mon ami, le nom de la plupart de ces « plantes » pour les avoir entendu associé au mot « drogues » ou aux légendes effrayantes de ton enfance. C’est qu’effectivement, en plus d’être rapidement toxiques, la plupart de ces « plantes » pourraient être (et sont) utilisées comme des drogues qui font des ravages à notre époque un peu partout dans le monde. On ne peut même pas estimer le nombre de vie détruites à cause d’une méconnaissance et d’un mésusage de substances tirées de ces plantes !
C’est pourquoi mon jeune ami, en même temps que je te les présente comme pouvant ouvrir l’accès au divin, je te renouvelle plus que jamais mon avertissement, contre une utilisation d’abord récréative, voir sauvage, presque fatalement destructrice.
Mais utilisées dans un cadre spécifique, avec un rituel particulier, encadré par un maître en la matière, il en est tout autrement ! Plus la « médecine » est puissante, plus il faut être attentif dans notre rencontre avec elle. C’est comme pour la vitesse. A pied ; un écart est peu dangereux. A vélo, il faut déjà être plus attentif. Et à moto, il faut être encore plus prudent et suivre certaines règles.
– Mais alors, Shri Chri, pouvez vous me dire quelles sont les règles à respecter pour aller à la rencontre de ces plantes sans devenir un toxicomane ?
– Il y a effectivement un savoir quant à l’utilisation juste, pragmatique, efficace, sécurisée et sacrée des plantes. Les Chamanes nous disent, et je peux en attester aussi par ma pratique, que ce sont les plantes elles mêmes qui nous disent comment les utiliser.
Or, il suffit de considérer les recettes de certaines mixtures indigènes, le curare par exemple, pour se rendre compte que pareille explication est insuffisante. On sait que ce poison, d’origine amazonienne, a révolutionné la médecine moderne, du jour où, dans les années 1940, les scientifiques ont découvert qu’il paralyse tous les muscles, y compris ceux de la respiration, et facilite donc grandement la chirurgie des organes vitaux. Il existe dans le bassin amazonien quarante sortes de curare, élaborés à partir de quelque soixante-dix espèces végétales différentes. Pour fabriquer le curare qu’utilise la médecine moderne, il faut combiner plusieurs plantes et les cuire dans de l’eau pendant soixante-douze heures, en évitant de respirer les vapeurs parfumées mais mortelles qu’elles dégagent. Le produit de cette cuisson est une pâte concentrée, active seulement par voie sous-cutanée: si on l’avale ou si on l’étale sur la peau, ses effets sont anodins. Il est difficile de comprendre comment quelqu’un aurait pu tomber sur une recette aussi compliquée en expérimentant au hasard -surtout si l’on considère qu’il existe dans la forêt amazonienne 80 000 espèces de plantes au moins.
Après avoir examiné de façon relativement détaillée les données ethnographiques, botaniques et neurologiques, j’en vins à considérer la possibilité que les Chamanes amazoniens accèdent réellement à de l’information dans leurs hallucinations. S’il en était ainsi, me dis-je, l’énigme du savoir hallucinatoire se réduit à une seule question: l’information qu’ils acquièrent vient-elle de l’intérieur du cerveau (comme la science le dit des hallucinations) ou vient-elle du monde extérieur, du monde des plantes (comme ils le disent eux-mêmes)?7
D’autres vont encore plus loin, attribuant aux plantes maîtresses, le rôle d’avoir été une sorte de déclencheur des premières étincelles de pensée, de conscience, de créativité, d’intelligence, qui vont s’accentuer au fil du temps et faire de l’ hominidé, l’humain que nous sommes aujourd’hui. 8
Des hypothèses passionnantes découlent de ces découvertes. Les humains auraient pu subir des mutations suite à une consommation, d’abord accidentelle, de drogues psycho-actives – d’où ces mythes universels de fruits qui ouvrent les portes d’un Autre monde ou de la Connaissance suprême. Il est très probable en tout cas que des aliments végétaux aient joué un rôle dans l’évolution des espèces – évolution qui a produit, on le sait, des bonds parfois aussi subits qu’importants, par des effets de constituants végétaux sur les tissus animaux. Mais encore, ces fameux champignons auraient pu stimuler notre activité cérébrale en développant ou accélérant des aptitudes mentales spécifiquement humaines, comme notre capacité d’un langage verbal et d’une symbolique – jusqu’à stimuler ce qui nous distingue des autres animaux : la conscience.9
Peut être mon jeune ami ne le voyez-vous pas encore, mais je ne peux m’empêcher de rapprocher les capacités qu’ont certaines plantes enthéogène de la cinquième activité de Shiva :
Shiva répondit : « Je vais vous enseigner ce grand secret de ma quintuple activité, par amour et compassion pour vous.
Ô Brahmâ et Vishnu, le cycle permanent des cinq fonctions consiste en création, maintien destruction, occultation et grâce.
La création est la manifestation de l’univers. Son maintien est de lui donner permanence dans la durée. La destruction est sa résorption dans le Principe. L’occultation consiste à rendre la vérité plus cachée, la grâce à la révéler.10
Ramalec prépare maintenant, une boisson rituelle à base de plante. Peut être s’agit il du Bhang Ki Thandai11 ou d’une préparation chamanique ? Ramalec en connaît un grand nombre, il n’a que l’embarras du choix pour s’ajuster au mieux au besoin de son cher disciple. Connaissant les goûts de son élève, il y ajoute sa touche personnelle de cardamome. Après moult prières, et incantations, le breuvage est prêt et présenté à Eclair. Pour achever de le plonger en plein paradoxe, il lui dit en tendant la coupe :
– Notes bien que je rejette loin de moi toute forme d’angélisme par rapport aux plantes. Je me souviens de certaines mises en garde.
J’ai donc dû me décider à utiliser les plantes de pouvoir. Tu aurais pu utiliser ces quatre techniques pour nettoyer et réaménager ton île du tonal. Elles t’auraient conduit jusqu’au nagual. Mais tous les gens ne sont pas capables d’agir à partir de simples recommandations. Toi et moi, dans une telle circonstance, nous avons eu besoin de quelque chose d’autre, pour être ébranlés ; nous avons eu besoin de ces plantes de pouvoir.
A la vérité j’avais mis des années à réaliser l’importance des premières suggestions que m’avait faites Don Juan. L’effet extraordinaire que les plantes psychotropiques avaient produit sur moi m’avait induit en erreur, en me faisant croire que leur utilisation était le trait capital de l’apprentissage. Je m’étais accroché à cette conviction, et ce ne fut que dans les dernières années de mon apprentissage que je découvris que les transformations significatives et les découvertes des sorciers étaient toujours faites dans des états de lucidité. 12
Eclair Cramh peu rassuré demande encore
– Mais Maître, je vous ai déjà entendu reprendre les propos de certains qui considèrent que le Chamanisme ou le Yoga qui utilise les plantes serait un Chamanisme ou un Yoga dégénéré et maintenant c’est vous qui me tendez cette coupe…
Mais nous avons vu que, dans le Chamanisme lui même, les narcotiques représentent déjà une décadence, et qu’à défaut de moyens proprement extatiques, on a recours aux narcotiques pour amener la transe.13
Ramalec rit de bon cœur en voyant l’embarras dans lequel il a plongé son cher disciple.
– Dégénérés ? Mais où vois tu des dégénérés, mon jeune ami ? Où est l’âge d’or ?
J’estime que la situation pour les psychonautes d’aujourd’hui est à l’inverse de la norme qui prévalait dans l’antiquité. La tendance de l’expérience illuminée aujourd’hui est de s’éloigner de la culture et de retourner vers la Nature Sacrée. C’est un retour vers la Déesse que nous connaissons maintenant en tant que Gaïa. Vivant dans une société démente, les psychonautes modernes ne peuvent pas se focaliser à engendrer de la culture parce qu’il n’y a ni l’intelligence ni l’inclination à l’accepter. Ce serait du gâchis pour ne pas dire du suicide. (La vie d’Antonin Artaud est l’illustration d’une telle erreur. Une de plusieurs que nous pourrions citer).
En contraste, les cybernautes croient qu’ils sont impliqués dans les aspects les plus avancés de la culture et engagés dans les activités décisives de “construction de culture” du futur. De nombreux cybernautes ont recours à des drogues (que l’on peut distinguer de plantes psychoactives) avant de se connecter aux ordinateurs ou de se ligoter dans une machine à réalité virtuelle, tout en croyant qu’ils explorent les régions les plus éloignées de l’univers. Bien qu’une grande partie de ce qui se dit, quant au potentiel de l’informatique de dominer le monde humain, n’est que du pur baratin, la croyance en ce baratin s’auto-réalise – si l’on peut qualifier la psychose et la désincarnation comme des types de réalisation humaine. La fixation cybernétique peut s’avérer être le scénario de la fin de partie pour notre espèce, la manière dont nous nous éjectons de l’histoire de Gaïa. D’où l’opposition fondamentale à percevoir entre les psychonautes et les cybernautes: les premiers quittent la culture et retournent vers la matrice du Mystère de la Terre, tandis que les seconds se précipitent dans le vide culturel de l’Artificiel, la zone des Archontes.14
– Écoute mon ami ; oui, le danger est véritable. Le silence, quand ce n’est pas la moquerie, ou la pure et simple condamnation, du Yoga actuel en Occident par rapport à l’usage de ces plantes est il uniquement le fruit d’une méconnaissance ? Je me dis effectivement que c’est un chemin tellement périlleux que les mises en garde pour le grand public sont nécessaires ! A un certain niveau, pour les non-initiés, il est important de dire que les plantes sont dangereuses, et inutiles ! Une fois plus avancé sur la route, la question pourrait être à revoir. C’est toute la différence entre une voie ésotérique et un chemin exotérique. Tu vois, c’est un peu comme dans les arts martiaux ; on n’imaginerait pas un grand Senseï donner ses techniques les plus efficaces (les plus dangereuses, les plus mortelles !) les dix premières années d’apprentissage de son élève. Tout est pour le mieux donc, et continuons donc les mises en garde officielles… Mais entre initiés, la question est peut-être autre ? Je vois qu’aujourd’hui les quatre conditions nécessaires sont réunies :
– Le rituel est consacré selon le bonne usage (c’est lui qui donne l’élan dans la bonne direction)
– La plante à toujours été respectée et honorée. Elle pourra t’accompagner de toute sa bienveillance
– Je peux t’accompagner moi aussi, ici et là bas, de toute ma science et de tout mon coeur.
– Et tu es prêt !
Aujourd’hui où nous luttons sans succès contre l’accoutumance aux drogues dangereuses, voyons comment nos parents «primitifs» maniaient la part de danger inhérente à toute drogue. Chez les Aryens, seuls les Brahmanes étaient admis au secret du soma; eux seuls savaient le préparer et l’absorber, De même dans la vallée de l’Ob, en Sibérie, les Vogul avaient édicté un interdit sévère sur l’ingestion de l’amanite tue-mouche : seul le Chaman et son aide pouvaient consommer le champignon en toute sûreté — quiconque d’autre à s’y risquer, encourait un mortel danger.
En Grèce, les initiés ne participaient en principe aux Mystères qu’une seule fois, quoique quelques uns obtinssent la permission de revenir l’année suivante.
Au Mexique, ce sont les Chamans (curanderos) et leur entourage qui savent quelles plantes ont des effets psychédéliques. Chez les Huicholes, tout le monde connaît jícuri, le peyotl, mais le mara’akáme (Chaman) communique avec l’esprit de la plante et répartit entre les «chasseurs» la «chair du Frère aîné». Dans le pays mazatèque, les curanderos prescrivent la dose à prendre. Tout au long de mes séjours au Mexique, je fus averti que les champignons divins étaient muy delicados, «très délicats» à manier, et leur consommation est entourée de toutes sortes de règles et d’interdits, qui changent d’un village à l’autre. Comme je l’ai dit, les Indiens n’abusent jamais des champignons (pas plus qu’ils n’abusent du peyotl ou des autres psychédéliques naturels). Ils considèrent et traitent la plante avec le plus grand respect — n’en prenant (n’en sacrifiant) jamais plus qu’il n’en est exactement besoin. Pendant une session nocturne, le curandero (ou la curandera) surveille avec sollicitude ceux qui ont pris le breuvage, et il (ou elle) est capable d’agir avec un grand esprit de décision si quelqu’un éprouve le moindre malaise.15
Eclair boit maintenant.
Très vite sa perception habituelle se brouille.
Peu après elle laisse la place à d’autres perceptions, d’autres aspects de la réalité qui commencent à lui apparaître.
Ramalec, ici d’un chant, là d’un geste apaisant, ou de quelques paroles, prend soin de l’apprenti voyageur. Il ajoute encore, sûrement pour rappeler le caractère sacré de l’expérience ;
– Quand je m’interroge sur notre relation aux plantes sacrées, je ne suis pas le seul.
Nous avons pas mal appris des plantes, nous avons su faire avec les plantes de bons médicaments dans un grand nombre de cas, mais là nous sommes en quelques sorte sur un os. Et je crois que si nous sommes sur un os, c’est parce que nous n’avons pas la culture qu’il faut. C’est parce que nous avons une mentalité scientiste, réductionniste, cartésienne, assez étroite, probablement pas assez synthétique, qui ne nous permet pas d’entrer dans le mystère de plantes de cet acabit là, de cette force-là. Et notre esprit apparaît subitement limité par rapport à ces états modifiés de conscience qui sont gérés par les Ngangas (Chamans du Gabon de la tradition du Bwiti). Donc je crois que ceci nous appelle à une certaine humilité et doit stimuler notre curiosité. Et qu’il serait tout-à-fait souhaitable que nous travaillions étroitement avec ces gens qui ont cette expérience avant qu’ils ne disparaissent. Et ces plantes risquent de disparaître en même temps. 16
Vu de l’extérieur, Eclair semble sombrer.
Vu de l’intérieur, pour Eclair tout s’illumine.
Ramalec pour l’accompagner au mieux, se connecte lui aussi aux plantes qu’il aime.
– Je me souviens d’une rencontre que j’ai fait, à l’époque où je vivais en Europe et dont j’aimerais te parler. Ainsi tu comprendras mieux le rapport qu’entretiennent les Chamans avec les plantes. Je vais te parler de l’Ambroisie
– Vous allez me parler à nouveau du nectar des dieux, Shri Chri, répond Eclair, yeux mis clos, qui commence à savoir de quoi il parle.
– Effectivement,c’est drôle, je ne me souvenais presque plus que le nom de cette plante pouvait faire aussi référence à ce nectar mythique. Non cette fois-ci je vais me contenter, si je puis dire, de te parler d’une plante que j’ai rencontré en France, près de Lyon, et qui n’a rien d’une plante enthéogène et rien a voir avec le nectar des dieux (à ma connaissance).
Cette plante est cependant très célèbre aussi dans toute la région Rhone-Alpes, mais pour une autre raison : elle est très allergène !
Quand je suis arrivé à Lyon, j’ai rapidement été pris moi aussi d’asthme, de conjonctivite et de rhinite. On m’a alors expliqué que j’étais allergique à l’ambroisie qui « envahissait la région et qu’il fallait exterminer cette plante nuisible »17.
J’ai décidé de faire autrement, puisque j’ai un lien intime et profond avec les plantes. J’ai pris mon tambour et je me suis rapproché du territoire de « Ambroisie ». (c’est-à-dire que j’ai été à la lisière d’un champ tout entier colonisé par elle). Alors j’ai voyagé chamaniquement, chevauchant au rythme de mon tambour à sa rencontre. Elle m’est bien vite apparue. Ou plutôt ; il m’est apparut. L’esprit d’ambroisie, grand longitudinale, presque comme un phasme, est très masculin. Il m’a expliqué qu’il venait de loin, qu’il n’était pas chez lui ici (j’ai appris par la suite que la plante était arrivée depuis quelques années du Canada à cause de l’aéroport). Il m’a dit qu’il n’était pas bien accueilli ici, qu’il était attaqué et en danger permanent (des arrêtés préfectoraux réclament son « extermination », et des campagnes d’informations invitent à « éliminer cette nuisance par tous les moyens ! »). J’ai vu sa peur. J’ai vu son instinct de survie qui faisait tout ce qui était en son pouvoir pour s’implanter ici ; c’est à dire, en bon mâle, beaucoup de spores pour multiplier ses chances de se reproduire, disséminer à tout vent… causant par la même toutes les allergies. (J’ai appris par la suite que l’Ambroisie n’est pas une plante très compétitive pour conquérir un espace naturel ou d’autres plantes sont déjà implantées. Sa seul chance de survie c’est d’être la première à pousser quand les hommes donnent un coup de bulldozer ou retournent la terre. ).
Nous nous sommes rencontrés Ambroisie et moi. Nous avons parlé, nous avons passé un accord :
– Je lui ai demandé de ne plus me rendre allergique à elle.
– En échange elle m’a demandé de parler d’elle, pour que les humains la regardent autrement, et surtout la traitent autrement. C’est ce que je fais là maintenant en cet instant avec toi.
Et bien-sûr cela a fonctionné pour moi. Et bien-sûr cela a fonctionné quelques temps après pour mon fils aussi.
Ambroisie et moi sommes alliés maintenant.
J’aime cette plante, et je crois qu’elle m’aime un peu aussi.
Quand il dit cela les yeux de Ramalec brillent
Quand il entend cela, les yeux de Eclair se ferment.
– Mais mon cœur est plus grand à l’intérieur qu’à l’extérieur, aussi je crois qu’il y a de la place pour aimer beaucoup de belles plantes… et pour m’en remettre à plus grand que moi…
Alors que Ramalec prononcent ces dernières paroles, Eclair commence alors à apprendre une autre forme d’Amour, une autre forme de connaissance, de celles qui ne peuvent exister qu’entre deux individus de deux règnes différents.
Et cependant encore et toujours, il s’agit d’un maître (une maîtresse) et d’un disciple.
1Source invérifiable, mais quelle belle analogie
2Hymnes spéculatifs du Veda. Traduits du sanskrit et annontés par Louis Renou. Connaissance de l’Orient. Gallimard/Unesco, p 115. Eloge par lui même du dieu ivre de soma RV X 119
3Hymnes spéculatifs du Veda. Traduits du sanskrit et annontés par Louis Renou. Connaissance de l’Orient. Gallimard/Unesco, p 52. Les effets du soma RV IX 113
4Les Yogasûtra – Texte traduit et annoté par Alyette Degrâces – Fayard – p413
5 Le Yoga-sûtra de Patanjali. Le Yoga-bhâshya de Vyâsa. Michel Angot. Collection Indika. Les belles lettres. Commentaire 1667 p577 sur IV.1
6Shiva et Dionysos. Alain Daniélou. Fayard. P 162
7Jeremy Narby – Le serpent cosmique – broché
8 Rôle qui n’est pas sans rappeler celui du grand monolithe noir dans « 2001 odyssée de l’espace ». En sa présence, ceux qui ne sont encore que des grands singes, vont subir un véritable cataclysme psychique les conduisant à la capacité d’abstraction et à l’invention de l’outil. Si l’outil n’est alors qu’un os, Stanley Kubrick, dans une des plus belle ellipses du cinéma, passe en un seul plan de l’os-outil jeté en l’air, aux vaisseau spatiaux en orbite.
9 Des plantes hallucinogènes à l’origine du phénomène religieux – Vincent Wattiaux
10 La légende immémoriale du Dieu Shiva. Le Shiva-purâna. Traduit du sankrit, présenté et annoté par Tara Michaël. Connaissance de l’Orient. Gallimard. P102
11Boisson traditionnelle à base de lait (d’amande) et de cannabis bue rituellement lors de certaines cérémonies en l’honneur de Shiva.
12 Carlos Castenda nous met en garde (un peu tard il est vrai) dans Histoires de pouvoir – Carlos Castaneda – Folio essais . p319
13Mircea Eliade – Le Chamanisme et les techniques archaïques de l’extase – Bibliothèque historique Payot – p326
14John Lash – Plantes Enthéogènes: quelques définitions – Traduction de Dominique Guillet – source : http://www.liberterre.fr
15Gordon Wasson – Extrait de “La Chair des dieux – L’usage rituel des psychédéliques” – Editions du Seuil – Traducteur: Vincent Bardet.
16Propos de Jean Marie Pelt (Pharmacologue – Institut Européen d’Ecologie) tiré du film de Gilbert Kelner : L’Iboga, les Hommes du bois sacré. Artline Films – 2002